(AOF) - "Il n’y aurait pas de pandémie ludique" suite à une légalisation des casinos sur internet. C’est ce qu’affirme le sociologue Jean-Pierre G. Martignoni-Hutin, chercheur associé au Centre Max Weber de l’université Lyon-2, qui est également un expert renommé dans le domaine des jeux de hasard & d’argent. Dans un entretien détaillé accordé à AOF, il explore les conséquences prévisibles d’une libéralisation rigoureusement encadrée du secteur des casinos en ligne. Il est à noter que l'amendement récemment retiré par le gouvernement pourrait faire son retour dans une phase ultérieure de l'examen du budget, suite à des concertations en cours.
Le projet gouvernemental de libéralisation des casinos en ligne vous-a-t-il surpris ?
Cette annonce peut apparaître soudaine et opportuniste, mais il est essentiel de rappeler qu'au sein de l'Union européenne, la France est un des rares pays avec Chypre à ne pas avoir totalement libéralisé le secteur des jeux en ligne. Cette fin de la prohibition des casinos en ligne s'inscrit donc dans une logique qui est à la fois européenne et moderne. La France a une tendance à privilégier les exceptions culturelles, mais dans ce cas, il s'agit d'une approche qui pourrait être perçue comme rétrograde. Les machines à sous et les jeux de casino en ligne auraient pu être autorisés dès 2011, tout comme le poker, les paris hippiques et sportifs, afin de s'adapter à l'évolution des comportements numériques de nos concitoyens.
Le secteur des casinos terrestres est vent debout contre cette mesure…
Les groupes casinotiers et leur syndicat professionnel, Casinos de France, considèrent cette autorisation comme un arrêt de mort pour leurs activités. Toutefois, il est intéressant de noter qu'ils avaient déjà exprimé des craintes similaires en 2011, et pourtant, leurs établissements sont toujours très actifs aujourd'hui. Bien que l'on puisse comprendre leur lobbying, leur position est discutable. Ils sont contre les casinos en ligne et les machines à sous sur internet, sauf si ce sont eux qui en tirent profit. Certes, cette libéralisation va augmenter la concurrence, mais les casinotiers sont en réalité bien placés pour tirer profit de la synergie entre les casinos terrestres et les casinos virtuels. De plus, l'ambiance d'un casino physique, le caractère social et les interactions humaines qui s'y déroulent, sans oublier leurs multiples activités connexes, sont des éléments que rien ne pourra jamais remplacer.
Qu'attendez-vous d'une libéralisation du secteur ?
La fin de la prohibition des casinos en ligne engendrera la création d'un tout nouveau marché. Il ne faut pas oublier que, selon l'Autorité Nationale Des Jeux (ANJ), entre 3 et 4 millions de personnes ont déjà joué sur des sites illégaux en 2023 ; cela indique que le marché potentiel est probablement beaucoup plus vaste. Un bon nombre de Français seraient disposés à jouer aux machines à sous sur internet, mais ils sont dissuadés par le manque de garanties quant à la sécurité, ainsi que par la crainte de se retrouver face à des acteurs mafieux potentiels.
L'encadrement légal des casinos en ligne permettra-t-il de lutter contre l'offre illégale ?
La logique historique du rapport entre l'interdiction et le marché illégal suggère que la prohibition a toujours favorisé l'émergence d'un marché parallèle. Par conséquent, cette libéralisation pourrait significativement assécher le marché gris, ce qui devrait réjouir Isabelle Falque-Pierrotin, la présidente de l'ANJ, car elle pourrait alors jouer un rôle de sensibilisation et de prévention vis-à-vis de ces joueurs, qui, pour l'heure, sont complètement dépourvus de protection. Cette opposition à la légalisation semble paradoxale, étant donné ses intérêts en matière de régulation.
La fiscalité sera-t-elle déterminante?
Absolument, la question fiscale est cruciale. Si celle-ci est trop élevée, cela pourrait s'avérer contre-productif dans la lutte contre l'offre illégale. Il est primordial que les joueurs repentis, ainsi que les nouveaux joueurs désireux de jouer légalement aux machines à sous en ligne, n'aient plus aucune raison de se tourner vers le marché noir. De plus, avec la France entrant tardivement dans ce secteur, elle doit se montrer attrayante, non seulement pour les joueurs français, mais également pour un public international, car ce marché est intrinsèquement mondial.
L'ANJ devrait donc voir son rôle évoluer…
Oui, je pense que le régulateur possède les compétences nécessaires pour encadrer de nouveaux opérateurs. Cependant, le défi réside dans le fait que l'ANJ semble se livrer à une politique bien plus restrictive, dominée par l'idée que le jeu constitue une pathologie, une notion véhiculée par certaines associations. Nous ne pouvons que dénoncer cette approche sanitaire et néo-prohibitionniste qui tend à multiplier les mesures autoritaires, y compris la censure de la publicité Winamax en 2022, qui véhiculait pourtant un message positif selon lequel les paris sportifs peuvent contribuer à la réussite sociale.
Je déplore également un déficit démocratique en matière de politique des jeux. L'ANJ n'a pas à se substituer aux décisions politiques comme cela a été le cas avec les mesures prises contre deux jeux citoyens, incluant la censure du loto de la biodiversité en 2022 et les mesures liberticides contre le loto du patrimoine en 2023, accompagnées d'une multitude de mesures autoritaires et réglementaires à l'encontre des opérateurs, notamment la FDJ, mais aussi envers les joueurs.
L'ANJ a donc tort de surprotéger les joueurs, qui seraient moins exposés qu'on ne le croit…
L'ANJ, ainsi que sa présidente, perçoivent le jeu comme une drogue, un problème d'addiction, une véritable maladie... Toutefois, je constate l'influence d'addictologues qui peuvent avoir des conflits d'intérêt dans cette affaire. En ce qui concerne le jeu problématique, il convient de rappeler qu'il existe environ 70 000 interdits de jeu en France, pour un total de 30 millions de joueurs. Le joueur qui choisit de s'auto-interdire est surprotégé pendant trois ans, et après cette période, s'il ne fait pas d'action pour la renouveler, son interdiction est reconduite par tacite reconduction. Ce type de dispositif n'existe dans aucun autre domaine. Il est impensable de pouvoir se faire interdire de consommer des boissons sucrées comme le Coca Cola ou de fréquenter des fast-foods tels que MacDonald's, alors que la "malbouffe" constitue un problème de santé publique bien plus grave que les jeux d'argent.
La libéralisation des casinos en ligne n'entraînera pas de "pandémie ludique", au contraire de ce que soutiennent certains addictologues qui, par ailleurs, plaident pour l'ouverture de salles de shoot. En France, environ la moitié des citoyens ne jouent pas, et il est illusoire de penser que tout le monde se mettra à jouer aux machines à sous sur internet suite à cette légalisation.
La légalisation des casinos en ligne serait donc une mesure bénéfique et sans risque…
Les véritables bénéficiaires d'une telle ouverture seraient les Français qui auraient davantage de choix et de liberté dans leurs options de divertissement. En tant que sociologue, je demeure prudent vis-à-vis des sondages, mais ceux-ci tendent souvent à montrer une opinion très favorable envers une offre de jeux en ligne qui soit régulée et sécurisée. Il convient de considérer, dans un cadre démocratique, que ceux qui sont opposés aux casinos en ligne disposent toujours de l'option de ne pas jouer.
Les jeux sont aussi un vrai patrimoine national...
Historiquement, la France s'est toujours positionnée comme un grand pays du jeu, intégrant bien sûr le PMU et toute la filière hippique, mais également nos plus de 200 casinos qui attirent chaque année des millions d'entrées et des milliers de touristes étrangers. De plus, la Française des Jeux, avec ses 30 000 points de vente dans plus de 11 000 communes, constitue un élément clé de notre paysage ludique. Ces trois acteurs majeurs du marché des jeux en France sauront s'adapter aux défis contemporains, tout en restant attachés à leur riche histoire.
L'exécutif est donc fidèle à sa mission en appelant le secteur des jeux à contribuer à l'effort national...
Les jeux d'argent ont toujours joué un rôle dans le bien commun, comme en témoignent les débats parlementaires de 1933 qui ont conduit à la réintroduction de la loterie, dans le but d'aider ceux qui souffraient des calamités agricoles, ainsi que les "gueules cassées" de la Grande Guerre. Espérons que nos députés et sénateurs d'aujourd'hui sauront être à la hauteur de cet héritage.
Les casinos et les machines à sous sur internet peuvent parfaitement participer à l'effort national : l'acceptation sociale d'une fiscalité positive sera sans aucun doute bien mieux accueillie que celle d'une fiscalité traditionnelle et punitive.
Propos recueillis par Matthieu Richard-Molard